SIFEM - Swiss Investment Fund for Emerging Markets

Mars 2022

ENTRETIEN AVEC LAND’OR (AFRICINVEST - MAGHREB PRIVATE EQUITY FUND (MPEF) IV)

« Nous prévoyons de grands projets d’expansion en Afrique subsaharienne »

En 2017, SIFEM a investi EUR 10 millions dans le Maghreb Private Equity Fund (MPEF) IV, le quatrième fonds de cette série d’AfricInvest, un gestionnaire de fonds de private equity indépendant et dédié à l’Afrique. En 2018, MPEV IV a fait un investissement dans la société tunisienne Land’Or qui fabrique du fromage frais et du fromage fondu. L’entretien ci-après avec Dr. Hatem Denguezli, le co-fondateur et PDG de Land’Or, aborde différents sujets en lien avec le développement, la stratégie et la gestion de la société et porte également sur l'impact de la crise du COVID-19. Dr. Hatem Denguezli dirige Land’Or depuis sa fondation en 1994. La société est présente au Maroc depuis 2013 à travers une filiale commerciale. En 2020, la société a démarré un projet d’installation d’une unité industrielle qui devrait être opérationnelle début 2022.

Il y a presque trois décennies, vous avez co-fondé la société Land’Or. A l’époque, qu’est-ce qui vous a motivé à co-fonder une entreprise dans le secteur fromager ?

A la base, nous, les co-fondateurs, sommes deux vétérinaires. Je me suis spécialisé en chirurgie des grands animaux et mon collègue s’est spécialisé en agroalimentaire. Après une première tentative dans la charcuterie à base de viande halal, qui n’a malheureusement pas fonctionné à cause de la crise de la vache folle, nous nous sommes lancés dans le secteur fromager. Avec l’appui du gestionnaire de fonds AfricInvest (Tunivest à l’époque) et grâce à un contrat d’assistance industrielle avec une société fromagère autrichienne, nous avons commencé avec la production du fromage fondu. Au fil des années et après avoir surmonté de nombreux obstacles, Land'Or est devenue une entreprise florissante et financièrement pérenne.

Comment la demande pour les produits fromagers a-t-elle évolué en Tunisie au cours de ces trois décennies ?

Au cours des 30 dernières années, le marché a triplé, et le potentiel demeure très grand. Alors qu’on consomme moins de trois kilogrammes de fromage par an en Tunisie, la consommation en Europe est de dix-sept kilogrammes par an et par habitant, soit presque six fois plus.

Quelle est la stratégie gagnante de Land’Or et comment vous situez-vous par rapport à vos concurrents ?

Nous avons choisi l’innovation qui fait désormais partie de notre ADN. Par exemple, nous avons introduit le fromage râpé sur le marché tunisien. Nous avons également développé les tranchettes de fromage, qui sont utilisées dans la restauration, et nous avons créé des snacks de quinze grammes ainsi que du fromage fondu en crème. En termes de volume, Land’Or est le numéro un en Tunisie au niveau du secteur des produits fromagers, et nous sommes en deuxième position en termes de chiffres d’affaires. Nous faisons face à deux concurrents dont l’un est un groupe familial tunisien et l’autre est le premier producteur laitier en Tunisie.

En 2013, Land'Or a fait son entrée à la Bourse de Tunis. Comment cette étape vous a-t-elle aidé dans votre parcours de croissance ?

A l’époque, notre motivation était de sortir d’une situation de sous-capitalisation. Je ne regrette pas l’expérience de la cotation, mais nous sommes un peu déçus quant aux résultats obtenus. Lors de la dernière augmentation du capital, par exemple, la Bourse n’a participé qu’à hauteur de 5 % du montant.

Quel a été le rôle des investisseurs tels qu’AfricInvest et les institutions financières de développement comme SIFEM pour soutenir le développement de vos activités ?

Ils nous ont soutenu tout au long de notre parcours. Nous partageons les mêmes valeurs et ils sont toujours à l’écoute et très logiques dans leurs réflexions. Alors que nous, les industriels, aimons prendre des risques, les financiers préfèrent la prudence. Il faut que ni l’un ni l’autre tombe dans l’excès de prudence ou de prise de risque. Il y a donc une bonne complémentarité entre nous !

En 2020, Land’Or a étendu ses activités au Maroc. Pourquoi le Maroc a-t-il été choisi en particulier pour cette expansion ?

Nous sommes présents au Maroc avec une filiale commerciale depuis 2013. A l’époque, la Tunisie vivait son « Printemps arabe » et la Libye était devenue trop instable, ce qui nous a poussé à chercher d’autre options. Les perspectives étaient limitées en Algérie car le cadre légal ne permettait pas aux investisseurs étrangers de prendre des participations majoritaires dans des entreprises locales. En revanche, le Maroc offrait des opportunités attractives en termes d’investissement et un large marché intérieur, trois fois plus grand que le marché tunisien. Aujourd’hui, nos exportations vers le Maroc représentent 40% de notre chiffre d’affaires. Cependant, nous avons réalisé qu’il était encore plus attractif de produire sur place, et pour cette raison, nous sommes en train d’investir dans une usine locale qui devrait démarrer sous peu. Il s’agit d’une étape importante pour Land’Or.

Quelles futures opportunités voyez-vous sur le moyen et le long terme ? Envisagez-vous d’autres projets d’expansion comme celle au Maroc tout récemment ?

Pour les prochaines années, nous prévoyons en effet de grands projets d'expansion en Afrique subsaharienne, mais cela nous force à adapter notre offre. On ne consomme que peu de fromage en Afrique, mis à part en Afrique du Nord, et ce pour deux raisons : premièrement, le fromage ne fait pas partie des habitudes alimentaires et deuxièmement, il s’agit d’un produit encore trop cher. Nous collaborons déjà avec la restauration, et nous songeons à élargir notre offre pour proposer des sauces par exemple. Cette stratégie permettra de prendre progressivement pied dans différents marchés et créer de nouvelles habitudes alimentaires. Alors que l’usine tunisienne se concentrera sur le marché tunisien, libyen et celui du Moyen Orient, l’usine marocaine travaillera pour le marché marocain et pour l’Afrique subsaharienne.

Au niveau de la production, quels processus avez-vous mis en place pour garantir la sécurité et l’hygiène alimentaires qui répondent aux normes internationales??

Nous avons deux certifications : la FSSC 22000 qui concerne la sécurité alimentaire ainsi que le HACCP, le système d'analyse des risques et de maîtrise des points critiques, une norme très internationale aussi. Nous accordons beaucoup d’attention à la qualité globale au niveau de notre production. Il est à noter qu’en 2018-19, nous étions un sous-traitant pour Kraft Heinz, le 5ème groupe agroalimentaire mondial. Fabriquer pour la marque Kraft met une grande pression sur la qualité. D’ailleurs, dans le Moyen-Orient et en Afrique, nous étions le seul à être audité et accepté par Kraft.

Comment la crise du COVID-19 a-t-elle affecté les activités de Land’Or, notamment au niveau de la gestion des chaînes d’approvisionnement ? Et est-il exact que Land'Or a été considéré comme une industrie critique et par conséquent, ses opérations ont pu continuer sans interruption pendant la pandémie ?

Oui, Landor a été autorisée à poursuivre son activité pendant la pandémie dans le strict respect du protocole sanitaire afin d’assurer la disponibilité des denrées alimentaires. Malgré la situation de crise, nous avons réalisé la plus forte croissance dans l’histoire de Land’Or en 2020. Le marché des produits laitier a stagné, mais nous avons réussi à gagner des parts des marchés par rapport à nos concurrents, essentiellement en raison de la relation de confiance qui nous avons réussi à construire avec nos fournisseurs. De ce fait, nous avons pu assurer nos livraisons sans problème.

Avez-vous dû recourir au chômage partiel ou à des licenciements dans le sillage de la crise ?

Pas du tout. Au contraire, nous avons dû recruter 133 employés supplémentaires en tant qu’intérimaires entre 2020 et 2021, qui travaillent encore pour Land’Or à l’heure actuelle.

Est-il relativement facile de trouver des profils qualifiés sur le marché local, que ce soit en Tunisie ou au Maroc ? Et comment Land’Or assure-t-elle la formation continue de ses employés ?

En Tunisie, nous avons peu de difficultés à trouver des profils adéquats. Au Maroc, nous devrons encore faire nos expériences. Pour ce qui est de la formation continue, nous fonctionnons avec trois types de programmes : la formation en interne, la formation délivrée par des organismes spécialisés externes, et la formation à l’étranger qui se fait avec nos fournisseurs internationaux. Nous sommes certifiés ISO 9001 et certifiés FSSC 22000. Pour cela, il faut avoir un minimum de programmes de formation. Avec la crise du COVID-19, nous avons essayé de faire des formations à distance, mais cela n’a pas vraiment marché. Nous attendons donc que les programmes de formation puissent reprendre en présentiel.

Le taux de chômage des jeunes est particulièrement élevé en Tunisie, et il atteint désormais plus de 40% selon l’Institut National de la Statistique. Quelle est la proportion des « jeunes travailleurs » (18-25 ans) au sein de votre entreprise et que fait Land’Or pour favoriser l’emploi des jeunes travailleurs ? L’entreprise a-t-elle par exemple un programme d’apprentissage ?

Aujourd’hui, les 18 à 25 ans représentent 11% de notre personnel, et le programme d’apprentissage est obligatoire. Ce dernier est par ailleurs le principal canal par lequel nous embauchons les jeunes travailleurs. En fonction de ses capacités, une personne passera à un contrat à durée déterminée et, enfin, à un contrat à durée indéterminée.

L’une des grandes problématiques de ces dernières années est l’accélération de l’automatisation de certains processus industriels et la redondance des emplois qui en découle. Comment jugez-vous cette problématique, et quelles pourraient être les conséquences pour l’emploi ?

Je considère l’automatisation comme une énorme opportunité car il est évident que certaines tâches sont particulièrement pénibles pour les travailleurs. Mettre des sachets de fromage râpé dans des cartons pendant huit heures d’affilée n’est pas très valorisant. Cette tâche répétitive pourrait être assurée par une machine. L’enjeu est de pouvoir faire évoluer les places de travail de manière à valoriser les compétences des travailleurs.

Quelle est la philosophie de Land’Or par rapport aux relations avec ses employés ?

Il y a deux lignes rouges à Land’Or. D’abord, le respect pour la personne. Un humain doit être 100% respecté, indépendamment par exemple d’une faute commise, intentionnelle ou non intentionnelle. Il n’y a pas de hiérarchie humaine. Il y a une hiérarchie professionnelle. Deuxièmement, le respect des droits des employés en promouvant la sécurité sur le lieu de travail et en assurant la protection de tous les travailleurs.

Comparé au salaire moyen tunisien (environ 250 euros par mois), où se situe Land’Or ?

Nous sommes à 20% plus élevés que le marché. Nos salaires moyens sont à 300 euros par mois.

Passons à un autre sujet auquel toutes les entreprises doivent faire face, à savoir le changement climatique. La Tunisie est d’ailleurs particulièrement touchée par ce phénomène, notamment en termes de stress hydrique, mais fait aussi face à d’autres défis environnementaux tels que l’érosion et la pollution des sols. Quel est l’impact de ces différents défis sur les activités de l’entreprise et comment Land’Or compte-elle affronter cette problématique à l’avenir ?

Land’Or s’est engagée à réduire son empreinte environnementale. Notre nouvelle usine au Maroc, par exemple, disposera d’une génération d’équipement de production de froid dernier cri qui sera capable de minimiser les émissions de CO2. En Tunisie, nous avons essayé de réduire l’électricité par la cogénération. Or, la loi tunisienne n’encourage pas les industriels à le faire de manière conséquente. Quant à l’eau, nous nous employons également à réduire son utilisation au maximum, par exemple en travaillant avec un circuit fermé de refroidissement du matériel. Mais nous devons encore faire davantage. Nous en sommes conscients. En fait, toute la branche laitière est en proie à des défis environnementaux majeurs, à commencer par l’élevage. Il y a fort à parier que dans cinquante ans, nous ferons face à un déficit de viande et de lait, et nous devrons nous tourner davantage vers des alternatives végétales, moins gourmandes en eau. A l’heure actuelle, la protéine végétale reste un petit marché plutôt santé, mais je pense que dans quelques décennies, elle deviendra le pilier de l’alimentation humaine. C’est une tendance mondiale et par conséquent, nous sommes en négociation avec une entreprise dans la protéine de soja afin de préparer la production alimentaire de l’avenir.


Dr. Hatem Denguezli est un homme d’affaires tunisien avec plus de trois décennies d’expérience dans le secteur fromager. Il est le co-fondateur de la société Land’Or qu’il dirige depuis sa fondation en 1994. Dr. Denguezli a un doctorat en médecine vétérinaire de l'École nationale de médecine vétérinaire de Sidi Thabet (ENMV) en Tunisie.

Land’Or

  • Fondée en 1994
  • Siège à Tunis
  • 629 employés permanents et intérimaires – 80% permanents et 20% intérimaires
  • 41% du personnel sont des femmes
  • Production de 17 500 tonnes de fromage en 2020 dont plus de 30% à l’export
  • Formation systématique du personnel, développement de l’expertise professionnelle des cadres supérieurs

Maghreb Private Equity Fund IV

  • Investissement de SIFEM à hauteur d’EUR 10 millions en 2017 dans le Maghreb Private Equity Fund (MPEF) IV
  • Maghreb Private Equity Fund (MPEF) IV – un fonds à hauteur de 230 millions d’euros
  • Gestionnaire du fonds – AfricInvest

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